La rencontre entre le droit d’auteur et les droits fondamentaux est souvent conflictuelle. Alors que certains louent la souplesse permise par le raisonnement fondamentaliste, prompt à limiter l’application rigoureuse du monopole, d’autres au contraire fustigent l’insécurité juridique générée et la remise en cause des équilibres internes.
On se souvient que la Cour de cassation, dans l’arrêt Klasen, rendu le 15 mai 2015 (Cass. 1re civ., 15 mai 2015, n° 13-27.391), a admis la possibilité d’une dérogation autre que les exceptions prévues à l’article 5 de la directive 2001/29, indiquant que la cour d’appel aurait dû « expliquer de façon concrète en quoi la recherche d’un juste équilibre entre les droits en présence commandait la condamnation qu’elle prononçait ». Ainsi, la liberté d’expression est susceptible de faire échec aux droits exclusifs.
Néanmoins, le raisonnement jurisprudentiel français, qui conduit à neutraliser le monopole par application d’une logique externe au droit d’auteur, a semblé être remis en cause par trois arrêts de la CJUE, rendus en grande chambre le 29 juillet 2019 (CJUE, gr. ch., 29 juill. 2019, aff. C-469/17, Funke Medien, aff. C-476/17, Pelham, aff. C-516/17, Spiegel Online). La Cour de justice affirme en effet que la liberté d’expression, consacrée à l’article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne, n’est pas susceptible de justifier, en dehors des exceptions et des limitations prévues à l’article 5 § 2 et 3, de la directive 2001/29, une dérogation aux droits exclusifs visés à l’article 2 et 3 de cette même directive. Il ne s’agit pas pour autant de rejeter en bloc le raisonnement fondamentaliste. La Cour considère au contraire que les droits fondamentaux ont bien un rôle à jouer dans l’appréciation des exceptions, voire dans les contours des prérogatives. Ainsi, plutôt que de faire de la liberté d’expression une voie autonome d’exception, elle recommande d’internaliser la réflexion, en en faisant un critère d’appréciation intrinsèque.
Le message ne semble pourtant pas si clair et la jurisprudence française est hésitante. Notamment dans le jugement du 4 mars 2022, le tribunal judiciaire semble opérer un mélange des genres, ne parvenant pas à trancher entre les deux types de raisonnement, celui de la Cour de cassation, qui externalise le débat, et celui de la CJUE, qui l’internalise.
En l’espèce, un candidat à l’élection présidentielle française, Eric Zemmour, avait choisi de lancer sa campagne en diffusant sur YouTube un clip de candidature appelant à « sauver la France », à grand renfort d’extraits de films, émissions et reportages tirés de plusieurs médias. La reprise non autorisée d’extraits de Dans la maison, Jeanne d’Arc, Un Singe en hiver, Le Quai des brumes et Louis Pasteur, portrait d’un visionnaire, a entrainé l’action des sociétés Gaumont et Europacorp, des réalisateurs desdits films et de leurs ayants droit, ainsi que de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD), aux fins d’obtenir la suppression des extraits incriminés et le versement de dommages-intérêts en réparation de leur préjudice.
Le tribunal judiciaire de Paris accueille l’action des ayants droit et écarte ici l’atteinte à la liberté d’expression. Rejetant d’abord l’argument de la courte citation opposé par le défendeur, dans la mesure où le droit au nom n’a pas été respecté et où le discours prononcé n’entretient « aucun dialogue » avec les extraits reproduits (entendez par là que la finalité didactique de l’exception n’était pas acquise), il considère que l’atteinte à la liberté d’expression est ici proportionnelle. En effet, les emprunts « n’apparaissent pas nécessaires au discours politique d’Éric Zemmour dès lors que, d’une part, d’autres extraits ou images libres de droits auraient pu être tout aussi efficacement utilisés pour illustrer son propos et, d’autre part, que la suppression des extraits litigieux n’entraînerait aucune modification du propos d’Éric Zemmour dans la mesure où (…) celui-ci s’appuie sur les extraits de films qui ne sont ni commentés ni étudiés, mais utilisés comme de simples illustrations ». Le raisonnement a de quoi surprendre. Outre que l’appréciation de la pertinence et de l’efficacité de l’utilisation de tel ou tel contenu ne relève pas des juges, le tribunal semble renvoyer à un critère propre à l’exception de courte citation (l’absence de dialogue entre l’œuvre citante et les œuvres citées, autrement dit le caractère simplement ornemental des emprunts). Faut-il en conclure que l’arbitrage entre le droit d’auteur et les libertés fondamentales est en l’espèce internalisé, privilégiant alors le raisonnement européen ? Rien n’est moins sûr. Outre que les arguments sont traités séparément et successivement (d’un côté l’exception de citation, de l’autre la liberté d’expression), d’autres décisions rendues par les juges du fond font hésiter sur la méthode. Notamment, dans une décision du 31 mars 2022, le tribunal judiciaire de Nanterre (TJ Nanterre, 1re ch. civ., 31 mars 2022, n° 19-05774) sollicite la liberté d’expression en dehors de toute exception pour excuser la reproduction d’une photographie célèbre, celle de la jaquette du film Emmanuelle représentant l’actrice dans un fauteuil.
L’articulation entre le droit d’auteur et la liberté d’expression est encore loin d’avoir livré tous ses secrets…